Vol. 106 : Cancérogénicité du trichloroéthylène, du tétrachloro-éthylène et de quelques autres solvants chlorés et de leurs métabolites

Présentation

En octobre 2012, 18 experts de sept pays ont réévalué la cancérogénicité de plusieurs solvants chlorés et de certains de leurs métabolites au Centre International de Recherche sur le Cancer, à Lyon, France (tableau). Ces évaluations seront publiées en tant que volume 106 des monographies du CIRC2.

Le trichloroéthylène (TCE) a été largement utilisé pour dégraisser des pièces métalliques jusque dans les années 90, et pour le nettoyage à sec des années 30 aux années 50. Il est encore utilisé dans le nettoyage à sec, mais est principalement utilisé dans la production de produits chlorés. On estimait à 276 000 le nombre de travailleurs exposés au début des années 90 dans l’Union Européenne3, bien que les niveaux d’exposition professionnelle diminuent4. La population générale est exposée par des produits de consommation (dont l’alimentation), et l’eau contaminée.

Le Groupe de Travail de la monographie volume 106 a classé le TCE comme cancérogène pour l’Homme (Groupe 1). La biotransformation du TCE, qui est bien établie chez l’animal comme chez l’Homme, s’opère avant tout par métabolisme oxydatif par des enzymes de type cytochrome P450, ainsi que par la conjugaison au glutathion catalysée par les enzymes glutathion-S-transférases. Les principaux métabolites oxydés sont l’acide dichloroacétique (DCA), l’acide trichloroacétique (TCA) et l’hydrate de chloral (CH). Les métabolites du TCE formés par conjugaison au glutathion sont génotoxiques, particulièrement pour les cellules rénales dans lesquelles a lieu la métabolisation in situ.

Des études cas-témoins montrent une association positive entre l’exposition au TCE et le cancer du rein. Deux études5,6 ayant bien pris en compte les facteurs de risque de cancer du rein ont démontré une relation dose-réponse. Une étude française5 réalisée dans une zone avec une prévalence d’exposition professionnelle au TCE importante a rapporté un odds ratio (OR) de 2.16 (intervalle de confiance (IC) à 95% : 1.02 -4.60) pour les sujets avec une exposition cumulée élevée, après avoir ajusté sur le tabagisme et l’indice de masse corporelle, et de 1.96 (0.71-5.37) en ajustant également sur l’exposition aux fluides de coupe et autres huiles pétrolières.

Une étude a été conduite en Europe de l’Est6 avec plus de sujets que l’étude française mais avec une prévalence d’exposition plus faible. L’OR était 1.63 (IC95% : 1.04-2.54) pour toute exposition au TCE et de 2.34 (IC95% : 1.05-5.21) dans la catégorie d’intensité d’exposition6 la plus haute. En accord avec l’importance de la conjugaison au glutathion dans la cancérogénèse rénale, les personnes exposées au TCE porteuses d’une enzyme GSTT1 active avaient un risque augmenté (OR 1.88, 95%IC : 1.06-3.33), mais les personnes sans activité GSTT1 n’en n’avaient pas (0.93, 0.35-2.44)6.

Des études de cohorte de travailleurs du secteur aérien et aérospatial aux Etats-Unis et une étude danoise de travailleurs industriels utilisant du TCE ont montré une faible augmentation des risques relatifs (RRs) de cancer du rein, avec des indications de relation exposition-réponse7-9. Trois petites études de cohortes indépendantes sur des travailleurs scandinaves qui bénéficiaient d’un suivi biologique du TCA urinaire n’ont pas montré d’augmentation significative du risque de cancer du rein. Cependant, les niveaux d’exposition étaient très variables et peu de mesures étaient disponibles pour chaque travailleur.

Une méta-analyse10 a également retenu des RRs significativement augmentés de cancer du rein ; 1.3 globalement et 1.6 pour les groupes d’exposition les plus fortes. Il est peu probable que le tabagisme constitue un biais de confusion dans l’augmentation du risque de cancer du rein, puisque les RRs pour le cancer du poumon n’étaient pas augmentés dans la plupart des cohortes ou dans la méta-analyse. De plus, les études cas-témoins étaient en général ajustées sur le tabagisme et les autres biais potentiels, avec peu d’effet sur les estimations de risque.

Les preuves épidémiologiques d’une association entre l’exposition au TCE et le lymphome non-Hodgkinien (LNH) ou le cancer du foie étaient limitées. Les études de cohorte, dont les études scandinaves avec un suivi biologique, et plusieurs études cas-témoins, ont montré des risques de LNH légèrement augmentés, avec une faible indication de relation dose-réponse. Plusieurs mécanismes génotoxiques et non génotoxiques induits par le TCE pourraient être impliqués dans la cancérogénèse hépatique, et les altérations de la réponse immunitaire chez l’Homme et l’animal pourraient engendrer des cancers hématologiques.

Le TCE est un cancérogène multi-sites chez les souris et les rats (et ce pour les deux sexes), à la fois par voie orale et par inhalation ; une augmentation de l’incidence des tumeurs du foie, du rein, du poumon, des testicules et du système hématopoïétique est apparue dans plusieurs études.

Le tétrachloroéthylène est l’un des solvants chlorés les plus utilisés. Des années 50 aux années 80, sa principale utilisation concernait le secteur du nettoyage à sec, pour lequel il est toujours utilisé. Le tétrachloroéthylène était aussi utilisé pour le dégraissage des métaux, mais il est utilisé principalement aujourd’hui pour la production de chlorofluorocarbone. Les sources d’exposition actuelles pour la population générale sont le nettoyage à sec et la contamination environnementale (par l’air et l’eau de boisson).

Les études épidémiologiques ont montré des associations positives entre l’exposition au tétrachloroéthylène et plusieurs cancers, dont celui de la vessie, de l’œsophage, du rein, du col de l’utérus, et le LNH. Les données de la littérature sont cohérentes uniquement pour le cancer de la vessie. L’évaluation du Groupe de Travail est basée sur les études qui avaient spécifiquement évalué l’exposition au tétrachloroéthylène ou au travail dans le nettoyage à sec. Les plus larges études portaient sur des employés du nettoyage à sec dans quatre pays nordiques11 et aux Etats-Unis12,13. Aucune de ces études n’était ajustée sur le tabagisme. Cependant, l’étude scandinave a pris comme groupe de référence un groupe de travailleurs de blanchisserie pour contrôler indirectement la consommation d’alcool et de tabac. Les trois cohortes ont rapporté une augmentation du risque de cancer de la vessie. La cohorte scandinave a montré une augmentation significative de l’incidence, qui est un meilleur indicateur que la mortalité étant donné le faible taux de mortalité associé au cancer de la vessie. Aucune des études n’a montré de relation dose-réponse notable, sauf une (ratio de mortalité standardisé 4.08, IC95% 2.13-7.12 ; parmi les travailleurs exposés depuis plus de 5 ans avec une première exposition datant de plus de 20 ans). Plusieurs études cas-témoins sur le cancer de la vessie, dont toutes celles portant sur les employés du secteur du nettoyage à sec, ont montré des associations positives après ajustement sur le tabagisme et les autres facteurs de confusion. Le Groupe de Travail a classé le niveau de preuve épidémiologique comme limité, car le travail dans le nettoyage à sec était le seul indicateur d’exposition au tétrachloroéthylène dans la plupart des études, le nombre de cas exposés était faible, et la relation dose-réponse inconstante.

Le tétrachloroéthylène est aussi métabolisé par oxydation par le cytochrome P450 et par conjugaison au glutathion. Le TCA en est le métabolite prédominant. Les résultats des études de cancérogénèse chez les souris et les études de toxicité chez les animaux ont identifié plusieurs mécanismes potentiels génotoxiques et non génotoxiques de cancérogénicité du tétrachloroéthylène dans le foie, qui pourraient avoir lieu chez l’Homme. Chez le rat, le tétrachloroéthylène induit des néoplasmes du système hématopoïétique, des testicules, du rein et du cerveau. Il n’existe pas de données mécanistiques pour expliquer les résultats sur le cancer de la vessie chez l’Homme. Le tétrachloroéthylène a été classé comme probablement cancérogène pour l’Homme (Groupe 2A).

Le CH est utilisé comme sédatif, et est également un sous-produit de désinfection de l’eau. La seule étude cas-témoins disponible sur l’incidence de cancers chez des patients traités au CH n’était pas informative. Des preuves suffisantes de cancérogénicité chez l’animal existent ; plusieurs études chez les souris ont montré une augmentation de l’incidence d’adénomes et de carcinomes hépatocellulaires. Le CH est classé en Groupe 2A, sur la base de sa génotoxicité dans la plupart des systèmes expérimentaux et chez l’Homme ; en particulier, une étude chez les enfants traités au CH en tant que sédatif a montré une augmentation de la formation de micronoyaux14.

Plusieurs études chroniques de cancérogénicité chez les souris montrent que le DCA, le TCA, le 1,1,1,2-tetrachloroéthane, et le 1,1,2,2-tetrachloroéthane augmentent l’incidence des tumeurs hépatocellulaires. Ces agents ont été classés comme cancérogènes possibles pour l’Homme (Groupe 2B) sur la base d’un niveau de preuves suffisant de cancérogénicité chez l’animal.

Tableau : Agents évalués par le Groupe de Travail de la monographie 106

Utilisations et expositions
Niveau de preuve de cancérogénicité chez l’Homme
Niveau de preuve de cancérogénicité chez l’animal
Groupe*
Trichloroéthylène
Intermédiaire de synthèse ; dégraissage des métaux
Suffisant
Suffisant
1
Tétrachloroéthylène
Solvant pour nettoyage à sec ; dégraissage de métaux ; intermédiaire de synthèse
Limité
Suffisant
2A
1,1,1,2-tetrachloroéthane
Solvants pour pesticides, nettoyage, dégraissage, procédés d’extraction ; intermédiaire de synthèse des solvants chlorés
Inadéquat
Suffisant
2B
1,1,2,2-tetrachloroéthane
Solvant ; dégraissage de métaux ; intermédiaire de synthèse des solvants chlorés
Inadéquat
Suffisant
2B
Acide dichloracétique
Sous-produit de désinfection de l’eau ; agent cautérisant et thérapeutique ; intermédiaire de synthèse
Inadéquat
Suffisant
2B
Acide trichloracétique
Sous-produit de désinfection de l’eau ; herbicide ; traitement de maladies cutanées ; biomarqueur urinaire d’exposition au trichloroéthylène et autres solvants chlorés
Inadéquat
Suffisant
2B
Chloral et hydrate de chloral¥
Sédatif ; sous-produit de désinfection de l’eau
Inadéquat
Suffisant
2A

* : voir le préambule du CIRC1 pour la description du système de classification
¥ : coexistent à l’équilibre en solution aqueuse

Auteurs : Neela Guha, Dana Loomis, Yann Grosse, Béatrice Lauby-Secretan, Fatiha El Ghissassi, Véronique Bouvard, Lamia Benbrahim-Tallaa, Robert Baan, Heidi Mattock, Kurt Straif, pour le Centre International de Recherche sur le Cancer. CIRC, Lyon, France

Article disponible en anglais

Guha N, Loomis D, Grosse Y, Lauby-Secretan B, Ghissassi FE, Bouvard V, et al. Carcinogenicity of trichloroethylene, tetrachloroethylene, some other chlorinated solvents, and their metabolites. The Lancet Oncology. 2012 Dec;13(12):1192–3: https://doi.org/10.1016/S1470-2045(12)70485-0

Membres du Groupe de Travail
A Blair (USA)—Chair; L Fritschi (Australia); J Hansen; E Lynge (Denmark); B Charbotel (France); H Kromhout (Netherlands); C Villanueva (unable to attend; Spain); R J Bull, J Caldwell, W Chiu, M D Friesen, K Z Guyton, R Henderson, Q Lan (unable to attend), L H Lash, R Melnick, A Ruder, I Rusyn (USA)

Représentants
F J Bove (Agence des substances toxiques et registre des maladies, USA); M E Gouze, L Bodin (Anses, France); J Järnberg (Comission Européenne, Luxembourg, DG Employment, Social Affairs and Inclusion)

Observateurs
P H Dugard (American Chemistry Council); C Marant Micallef (Centre Léon Bérard, France);
G Swaen (Association Européenne des solvants chlorés)

Secrétariat du CIRC
R Baan, L Benbrahim-Tallaa, V Bouvard, F El Ghissassi, Y Grosse, N Guha, R Hanisch, B Lauby-Secretan, D Loomis, H Mattock, K Straif, J Vlaanderen

Conflits d’intérêt
PHD a travaillé et été consultant pour une association professionnelle (Alliance des industries des solvants halogénés), représentant les producteurs de trichloréthylène et de perchloroéthylène, et a investi dans un fond commun comportant des parts dans des entreprises de chimie. GS a représenté l’Association européenne des solvants chlorés. Tous les autres membres du Groupe de Travail, experts, représentants et le secrétariat, déclarent qu’ils n’ont aucun conflit d’intérêt.

    Références

    1.  IARC. IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans: Preamble. Lyon; 2006.

    2. IARC. IARC Monographs on the evaluation of carcinogenic risks to humans, vol 106. Some chlorinated solvents and their metabolites. Lyon: International Agency for Research on Cancer (in press).

    3. Kauppinen T, Toikkanen J, Pedersen D, et al. Occupational exposure to carcinogens in the European Union. Occup Environ Med 2000; 57: 10–18.

    4. Mirabelli D, Kauppinen T. Occupational exposures to carcinogens in Italy: an update of CAREX database. Int J Occup Environ Health 2005; 11: 53–63.

    5. Charbotel B, Fevotte J, Hours M, Martin JL, Bergeret A. Case-control study on renal cell cancer and occupational exposure to trichloroethylene. Part II: Epidemiological aspects. Ann Occup Hyg 2006; 50: 777–87.

    6. Moore LE, Boff etta P, Karami S, et al. Occupational trichloroethylene exposure and renal carcinoma risk: evidence of genetic susceptibility by reductive metabolism gene variants. Cancer Res 2010; 70: 6527–36.

    7. Boice JD, Marano DE, Cohen SS, et al. Mortality among Rocketdyne workers who tested rocket engines, 1948-1999. J Occup Environ Med 2006; 48: 1070–92.

    8. Zhao Y, Krishnadasan A, Kennedy N, Morgenstern H, Ritz B. Estimated eff ects of solvents and mineral oils on cancer incidence and mortality in a cohort of aerospace workers. Am J Ind Med 2005; 48: 249–58.

    9. Raaschou-Nielsen O, Hansen J, Christensen JM, Blot WJ, McLaughlin JK, Olsen JH. Urinary concentrations of trichloroacetic acid in Danish workers exposed to trichloroethylene, 1947–1985. Am J Ind Med 2001; 39: 320–27.

    10. Scott CS, Jinot J. Trichloroethylene and cancer: systematic and quantitative review of epidemiologic evidence for identifying hazards. Int J Environ Res Public Health 2011; 8: 4238–72.

    11. Lynge E, Andersen A, Rylander L, et al. Cancer in persons working in dry cleaning in the Nordic countries. Environ Health Perspect 2006; 114: 213–19.

    12. Blair A, Petralia SA, Stewart PA. Extended mortality follow-up of a cohort of dry cleaners. Ann Epidemiol 2003; 13: 50–56.

    13. Calvert GM, Ruder AM, Petersen MR. Mortality and end-stage renal disease incidence among dry cleaning workers. Occup Environ Med 2011; 68: 709–16.

    14. Ikbal M, Tastekin A, Dogan H, Pirim I, Ors R. The assessment of genotoxic eff ects in lymphocyte cultures of infants treated with chloral hydrate. Mutat Res 2004; 564: 159–64.

Auteur : Département Prévention Cancer Environnement, Centre Léon Bérard

Relecture : Section des Monographies du CIRC ; Pr Barbara Charbotel (médecin épidémiologiste en santé au travail, Lyon)

Mise à jour le 08 juil. 2022

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