Présentation
En octobre 2009, 30 scientifiques de 10 pays se sont rencontrés au Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) pour réévaluer la cancérogénicité du tabac, de la noix d’arec, de l’alcool, de la fumée de charbon et du poisson salé, et pour identifier des localisations cancéreuses supplémentaires (voir tableau 1) ainsi que des mécanismes de cancérogenèse. Ces évaluations sont publiées dans la cinquième partie (E) du volume 100 des Monographies du CIRC.1
Le tabagisme actif est la principale cause de cancer dans le monde et les fumeurs représentent aujourd’hui plus d’un milliard de personnes. La liste déjà longue de cancers liés au tabac continue de s’allonger (voir tableau 1). Il existe aujourd’hui des indications suffisantes que le tabagisme actif provoque les cancers du côlon/rectum3 et de l’ovaire4. Plus de 150 études épidémiologiques sur le tabagisme et le cancer du sein ont été passées en revue. D’importantes études de cohorte5,6 publiées depuis 20022 montrent invariablement une légère association positive (risques relatifs : 1,1-1,3). De nombreuses substances chimiques présentes dans la fumée de cigarette provoquent des tumeurs des glandes mammaires chez l’animal et ces cancérogènes s’accumulent dans les tissus adipeux chez la femme. Le Groupe de Travail a donc conclu qu’il existe des indications limitées que le tabagisme actif provoque le cancer du sein.
Un lien de causalité entre le tabagisme parental et le cancer chez l’enfant a été établi. Quatre études récentes ont montré que les enfants nés de parents fumeurs (père, mère, ou les deux, y compris avant la conception et durant la grossesse) ont un risque significativement supérieur d’hépatoblastome, un cancer rare d’origine fœtale. L’étude menée au Royaume-Uni sur le cancer chez l’enfant (UK Childhood Cancer Study)7 a noté un risque relatif de 1,86 lorsque seul le père est fumeur et de 2,02 lorsque seule la mère fume ; ce risque augmente jusqu’à 4,74 (95% IC 1,68-13,35) lorsque les deux parents fument. Une méta-analyse a montré une association entre le tabagisme du père avant la grossesse et la leucémie de l’enfant (risque relatif 1,12 ; 95% IC 1,04-1,21)8.
Le tabagisme passif provoque le cancer du poumon. Il existe aujourd’hui des indications limitées en faveur d’une association avec les cancers du larynx et du pharynx9. Par contre, les indications dont on dispose concernant le cancer du sein chez la femme restent peu concluantes. Etant donné que la fumée secondaire contient la plupart des substances présentent dans la fumée principale, celle-ci pourrait également être associée à d’autres tumeurs cancéreuses.
De nombreuses sortes de tabac non fumé sont disponibles sur le marché et toutes contiennent de la nicotine et des nitrosamines. Des centaines de millions de personnes consomment du tabac non fumé, principalement en Inde et en Asie du Sud-Est, mais également en Suède et aux Etats-Unis. Des premières études avaient montré une relation de causalité entre l’utilisation de tabac non fumé et les cancers de la cavité buccale et du pancréas, et il existe aujourd’hui des indications suffisantes pour le cancer de l’œsophage.10
Toutes les formes de tabac mentionnées ci-dessus induisent des tumeurs malignes chez l’animal de laboratoire. Parmi les nombreuses substances cancérogènes présentes dans le tabac, il faut citer les nitrosamines spécifiques au tabac 4-(méthylnitrosamino)-1-(3-pyridyl)-1-butanone (NNK) et N’–nitrosonornicotine (NNN)10,11. La fumée de cigarette contient aussi des substances cancérogènes issus de la combustion, tels que les arylamines, les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les composés organiques volatiles. Il existe de nombreuses études sur les associations possibles entre les polymorphismes de gènes métabolisant les substances cancérogènes et les cancers liés au tabac ; les résultats sont souvent ambigus, à l’exception peut-être de NAT2 pour les cancers de la vessie et du sein, et de GSTM1 seul ou combiné avec CYP1A1 pour le cancer du poumon. Le tabagisme actif, le tabagisme passif et le tabac non fumé sont tous confirmés comme « cancérogènes pour l’Homme » (Groupe 1), avec la NNK et la NNN.
On estime à environ 600 millions le nombre de personnes qui mâchent la chique de bétel en Inde et en Asie du Sud-Est (avec une prévalence allant jusqu’à 80% dans certaines régions de l’Inde). La chique de bétel est généralement composée de noix d’arec, de feuilles de bétel, de cachou et de chaux éteinte, auxquels on ajoute fréquemment du tabac. Des nitrosamines cancérogènes issues de la noix d’arec, l’ingrédient principal de la chique de bétel, se forment dans la salive des chiqueurs. La noix d’arec induit des lésions prénéoplasiques de la cavité buccale qui ont une forte propension à évoluer vers un cancer12. La classification dans le Groupe 1 de la chique de bétel, avec ou sans ajout de tabac, et de la noix d’arec a été confirmée. Il existe aujourd’hui des indications suffisantes montrant que la chique de bétel sans ajout de tabac provoque le cancer de l’œsophage13 et des indications limitées pour le cancer du foie14.
Environ 2 milliards d’adultes consomment régulièrement des boissons alcoolisées, avec une consommation journalière moyenne de 13 g d’éthanol (l’équivalent d’une boisson). La consommation d’alcool provoque les cancers de la cavité buccale, du pharynx, du larynx, de l’œsophage, du côlon/rectum, du foie, et du sein chez la femme;15 les indications pour le cancer du pancréas sont limitées16. Le risque relatif de cancer du sein augmente proportionnellement à la consommation d’alcool, à raison de 10% par 10 g par jour. La consommation d’alcool entraîne l’exposition à l’acétaldéhyde, qui provient de la boisson même et se forme de façon endogène. L’acétaldéhyde est un composé génotoxique qui est détoxifié par l’aldéhyde déshydrogénase (ALDH). L’allèle variant ALDH2*2, qui code une enzyme inactive, est prévalent (jusqu’à 30%) dans les populations de l’Asie du Sud-Est. Comparés aux sujets porteurs d’allèles communs17, les porteurs hétérozygotes, qui ont une activité enzymatique résiduelle d’environ 10%, accumulent l’acétaldéhyde et ont un risque relatif accru de cancers liés à l’alcool tels que les cancers de l’œsophage, et de la tête et cou. Le Groupe de Travail a conclu que l’acétaldéhyde associé aux boissons alcoolisées est cancérogène pour l’Homme (Groupe 1) et a confirmé la classification dans le Groupe 1 de la consommation d’alcool et de l’éthanol présent dans les boissons alcoolisées.
Le poisson conservé dans le sel est consommé dans plusieurs régions autour du monde. Le poisson salé selon la méthode chinoise provoque le cancer du nasopharynx, et peut-être de l’estomac18 ; cependant, le mécanisme de cancérogenèse n’est pas clairement établi. Deux hypothèses sont avancées : la formation de nitrosamines et la réactivation du virus d’Epstein-Barr.
Près de la moitié de la population mondiale, essentiellement dans les pays à revenu faible et intermédiaire, utilise des combustibles solides pour se chauffer ou cuisiner, souvent dans des espaces mal ventilés. Les femmes et les jeunes enfants sont les plus exposés. Le Groupe de Travail a confirmé la cancérogénicité des émissions intérieures émanant de la combustion de charbon utilisé comme combustible domestique19.
La consommation de tabac et de boissons alcoolisées, et la chique de bétel sont très prévalentes, et sont hautement addictives et nocives. L’exposition à ces substances est évitable au niveau individuel.
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Localisations pour lesquelles les indications sont suffisantes
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Localisations pour lesquelles les indications sont limitées
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Localisations avec des indications en faveur d’une absence de cancérogénicité
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Tabagisme actif
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Cavité buccale, oropharynx, nasopharynx, hypopharynx, œsophage (adénocarcinome et carcinome à cellules squameuses), estomac, côlon/rectum,* foie, pancréas, fosse nasale et sinus de la face, larynx, poumon, col de l’utérus, ovaire (mucineux),* vessie, rein (corps et bassinet), uretère, moelle osseuse (leucémie myéloïde)
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Sein chez la femme*
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Endomètre (femme post-ménopausée*), thyroïde*
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Tabagisme parental (cancer chez la descendance)
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Hépatoblastome*
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Leucémie infantile (en particulier leucémie lymphocytaire aiguë)*
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Tabagisme passif
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Poumon
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Larynx,* pharynx*
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Tabac non fumé
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Cavité buccale, œsophage,* pancréas
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Noix d’arec
Chique de bétel avec ajout de tabac
Chique de bétel sans ajout de tabac
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Cavité buccale, pharynx, œsophage
Cavité buccale, œsophage*
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Foie*
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Consommation d’alcool
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Cavité buccale, pharynx, larynx, œsophage, foie, côlon/rectum, sein chez la femme
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Pancréas*
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Rein, lymphome non hodgkinien
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Acétaldéhyde associé à la consommation d’alcool
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Œsophage,* tête et cou*
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Poisson salé selon la méthode chinoise
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Nasopharynx
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Estomac*
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Emissions intérieures émanant de la combustion domestique de charbon
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Poumon
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* : nouvelles localisations
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Béatrice Secretan, Kurt Straif, Robert Baan, Yann Grosse, Fatiha El Ghissassi, Véronique Bouvard, Lamia Benbrahim-Tallaa, Neela Guha, Crystal Freeman, Laurent Galichet, Vincent Cogliano, représentant le Groupe de Travail pour les Monographies du Centre International de Recherche sur le Cancer, OMS
Centre international de Recherche sur le Cancer, Lyon, France
Les auteurs du CIRC ont déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts.
Article disponible en anglais
Secretan B, Straif K, Baan R, Grosse Y, El Ghissassi F, Bouvard V, et al. A review of human carcinogens—Part E: tobacco, areca nut, alcohol, coal smoke, and salted fish. The Lancet Oncology. 2009 Nov;10(11):1033–4: https://doi.org/10.1016/S1470-2045(09)70326-2
Pour plus d’informations sur les Monographies du CIRC, voir : http://monographs.iarc.fr
Membres du Groupe de Travail de la Monographie :
P C Gupta—Co-Président (Inde), J M Rice—Co-Président (Etats-Unis d’Amérique); V Wünsch-Filho (Brésil); J Friborg Danemark); P Eriksson, K Husgafvel-Pursiainen, H Norppa (Finlande); H Bartsch, J Chang-Claude (Allemagne); R Bhisey, V Gajalakshmi (Inde); M Muto, H Ohshima (Japon); I Romieu (Mexique); T Sanner, E Weiderpass (Norvège); N Allen, P Vineis, S Warnakulasuriya (R-U); M Alavanja, P A Buffler, D M DeMarini, S S Hecht, Q Lan, J Lewtas, I Pogribny, G Stoner, P D Terry, M J Thun, D Winn (Etats-Unis d’Amérique)
Conflits d’intérêts
SSH a témoigné en tant qu’expert au cours d’un procès concernant le tabac non fumé aux Etats-Unis. Les autres membres du groupe de travail de la monographie ont déclaré ne pas avoir de conflits d’intérêts.
Spécialistes invités
Aucun