Présentation
En juin 2019, un Groupe de Travail de 27 scientifiques venus de 16 pays s’est réuni au Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) à Lyon, France, pour finaliser leur évaluation de la cancérogénicité du travail de nuit posté. Cette évaluation sera publiée dans le volume 124 des Monographies du CIRC.1
Le travail de nuit posté comprend le travail, y compris les voyages transméridiens aériens, pendant les heures normales de sommeil de la population générale. Le décalage, ou la perturbation, des rythmes circadiens physiologiques normaux sont les effets le plus importants du travail de nuit posté.
Le travail de nuit posté est indispensable pour garantir la production 24 heures sur 24 et la continuité des activités. On le retrouve communément dans les secteurs de la santé, de l’industrie manufacturière, le domaine des transports, du commerce de détail et des services. Environ un travailleur sur cinq dans le monde est impliqué dans du travail de nuit posté; cependant, les définitions, la qualité et l’étendue des données varient au niveau mondial. Les approches réglementaires du travail de nuit posté et leur niveau de mise en œuvre diffèrent également selon les régions et les secteurs d’activités.
En 2007, le travail posté impliquant une perturbation du rythme circadien a été classé comme « probablement cancérogène pour l’Homme » (groupe 2A), sur la base d’ »indications suffisantes chez l’animal de laboratoire » et d’ »indications limitées chez l’Homme » pour le cancer du sein. Dans cette évaluation actualisée, le Groupe de Travail a choisi l’appellation « travail de nuit posté » pour mieux décrire les circonstances d’exposition et pour identifier les principales indications scientifiques des études sur le cancer chez l’Homme. La réévaluation a été motivée par le grand nombre de nouvelles études épidémiologiques de haute qualité incluant de nouveaux sites pour le cancer. Toutefois, le Groupe de Travail a constaté une variabilité considérable du niveau de détails et de la qualité de l’information sur l’exposition au travail de nuit posté rapportés dans ces études. L’information sur l’exposition était plus détaillée dans les études cas-témoins, y compris celles qui étaient nichées dans des cohortes, que dans les études de cohortes. Un certain nombre de facteurs professionnels, individuels, liés aux modes de vie et de facteurs environnementaux pourraient être des facteurs médiateurs, des facteurs de confusion ou modérer le risque potentiel de cancer chez les travailleurs de nuit posté.
Le Groupe de Travail a conclu sur la base d’ »indications limitées » que le travail de nuit posté cause le cancer du sein, de la prostate et le cancer colorectal. Cette évaluation a été basée sur des recherches exhaustives de la littérature en sélectionnant les études grâce à des critères d’inclusion établis, et à partir de l’estimation de la qualité des études, y compris une revue normalisée de l’évaluation de l’exposition. Un poids plus important a été donné aux études les plus informatives sur le cancer chez l’Homme, en se basant sur des paramètres méthodologiques, dont la taille de l’étude, les biais de sélection potentiels, la qualité de l’évaluation du travail de nuit (plus particulièrement la possibilité d’erreurs de classification) et le contrôle des facteurs de confusion potentiels. La majorité des études informatives a étudié le cancer du sein, plusieurs ont examiné le cancer de la prostate et le cancer colorectal, tandis que peu d’études ont été réalisées pour d’autres cancers.
La plupart des études de cohortes, y compris de grandes cohortes en population générale2 et parmi les personnels navigants, n’ont pas mis en évidence d’association positive lorsque l’exposition au travail de nuit posté a été comparée à son absence ou avec l’augmentation de la durée du travail de nuit. La grande étude de cohorte Nurses’ Health Study II, qui a étudié le risque de cancer du sein sur une large tranche d’âge, a montré un risque augmenté de cancer du sein chez les femmes travaillant de nuit sur de longues durées,3 ce qui a également été observé dans une étude de cohorte suédoise. Les indications les plus fortes d’une association entre le travail de nuit posté et le cancer du sein proviennent d’études cas-témoins nichées dans une cohorte et d’études cas-témoins en population. La plus grande étude cas-témoins,4 de plus de 6000 cas de cancers du sein et les témoins correspondants issus de cinq pays, a comporté un protocole exhaustif d’évaluation de l’exposition et a évalué des paramètres d’exposition détaillés sur la durée et l’intensité de l’exposition (par exemple, le nombre de nuits de travail posté par semaine). Cette étude a fourni des indications d’associations positives entre le travail de nuit posté et le risque de cancer du sein, en particulier chez les femmes pré-ménopausées. Les associations les plus solides concernaient le travail de nuit posté de haute intensité et de longue durée. Les différences de résultats entre les études pourraient être attribuées aux différences de qualité de l’évaluation de l’exposition ou, dans certaines études de cohorte, à l’inclusion, principalement, de femmes plus âgées après la fin de leur activité professionnelle, de sorte que ces études pourraient ne pas être en mesure d’identifier un effet chez des femmes plus jeunes. Le point de vue d’une petite minorité était que les indications étaient insuffisantes pour le cancer du sein étant donné que les études disponibles chez l’Homme étaient de qualité correcte mais leurs résultats contradictoires. Dans l’ensemble, le Groupe de Travail a conclu qu’une association positive a été observée entre le travail de nuit posté et le cancer du sein; toutefois, étant donné la variabilité des résultats entre les études, les biais n’ont pu être exclus comme explication avec suffisamment de certitude.
Plusieurs études ont montré des associations positives entre le travail de nuit posté et le risque de cancer de la prostate, particulièrement en association avec une durée d’exposition plus longue, mais dans d’autres études, il n’y avait pas, ou très peu, d’augmentation du risque lors de l’examen de l’exposition au travail de nuit posté par rapport à l’absence d’exposition.5,6 Plusieurs études informatives ont montré quelques indications d’associations positives entre le risque de cancer colorectal et la durée du travail de nuit posté. Cependant, ces études ont produit des résultats contradictoires concernant les sous-localisations du cancer colorectal et les catégories de travail posté (travail de nuit par rapport au travail par roulement).7Le Groupe de Travail a conclu que, dans l’ensemble, ces études fournissent des indications que le travail de nuit posté est positivement associé au risque de cancer de la prostate et colorectal ; cependant, parce que les études sont peu nombreuses et que les résultats manquent de cohérence, le hasard et les biais n’ont pas pu être exclus.
Le Groupe de Travail a conclu qu’il y a des « indications suffisantes chez l’animal de laboratoire » de la cancérogénicité de l’altération du cycle lumière-obscurité. Les résultats de plusieurs essais biologiques chroniques de qualité sur des animaux de laboratoire ont été essentiels à cette évaluation. Dans l’une de ces études, des souris mâles et femelles de trois souches consanguines C57BL/6J (une sauvage et deux génétiquement modifiées) ont été exposées, de l’âge de 4 à 90 semaines, à des décalages répétés de 8 heures du cycle lumière-obscurité. Une incidence accrue du carcinome hépatocellulaire a été observée chez les trois souches par rapport aux souris témoins maintenues dans un cycle stable de 12 h de lumière et 12 h d’obscurité.8 Dans une autre étude, l’exposition constante à la lumière durant toute la durée de la vie a augmenté l’incidence de l’adénocarcinome pulmonaire, du mélanome malin et de toutes les tumeurs considérées dans leur ensemble chez des souris femelles CBA de type sauvage par rapport aux souris témoins maintenues dans un cycle de 12 heures de lumière et 12 heures d’obscurité.9 L’évaluation a en outre été étayée par les résultats positifs d’autres études sur des rongeurs exposés à des décalages de cycle lumière-obscurité ou à une lumière continue, en présence d’agents cancérigènes ou dans le cadre de modèles de tumeurs transplantables.
Il y a des indications fortes chez l’Homme et l’animal de laboratoire que l’altération du cycle lumière-obscurité entraîne des changements de la concentration sérique de la mélatonine et de l’expression des gènes fondamentaux de l’horloge circadienne. En ce qui concerne les caractéristiques clés des agents cancérogènes, le Groupe de Travail a conclu, sur la base d’indications mécanistiques fortes issues de systèmes expérimentaux, à des effets cohérents avec un effet immunosuppresseur, une inflammation chronique et une prolifération cellulaire. Des études nombreuses chez le rongeur ont démontré que l’altération du cycle lumière-obscurité entraine un effet immunosuppresseur chez les rats, animaux nocturnes, les souris et les hamsters de Sibérie.10, 11, 12 Une augmentation de l’inflammation a été observée dans des études sur les rongeurs et dans des modèles de maladies inflammatoires.
Une modification du métabolisme du glucose dans les cellules tumorales cohérente avec l’effet Warburg a été observée chez des rats femelles « Nude ». Quelques études des changements de cycle lumière-obscurité ont directement mesuré une augmentation de la prolifération cellulaire dans des tumeurs transplantées. D’autres études utilisant des cellules tumorales inoculées ou des expositions à des agents cancérogènes chez les rongeurs ont montré des effets dont une augmentation de la croissance tumorale cohérente avec l’accroissement de la prolifération cellulaire. Les études mécanistiques chez les travailleurs de nuit postés étaient plus hétérogènes sur les effets évalués, les modèles d’étude et les résultats. Chez les êtres humains exposés, le Groupe de Travail a conclu à l’existence d’indications mécanistiques limitées, sur la base d’indications suggestives mais contradictoires d’altérations de l’homéostasie œstrogénique chez les femmes exerçant un travail de nuit posté.
En résumé, le Groupe de Travail a classé le travail de nuit posté dans le groupe 2A, « probablement cancérogène pour l’Homme », sur la base d’ »indications limitées de cancer chez l’Homme », d’ »indications suffisantes de cancer chez l’animal de laboratoire » et d’indications mécanistiques fortes chez l’animal de laboratoire.
Monographies du CIRC, Groupe de Travail du Vol. 124
Centre international de Recherche sur le Cancer, Lyon (France).
Lancet Oncol 2019
Article en anglais publié en ligne le 4 juillet 2019
Pour plus d’informations sur les Monographies du CIRC, voir http:// monographs.iarc.fr/
Prochaines réunions
5–11 novembre 2019, volume 125 : Certains produits chimiques industriels
24–31 mars 2020, volume 126 : Opium
26 mai au 2 juin 2020, volume 127 : Certaines amines aromatiques et composés apparentés
Membres du groupe de Travail de la Monographie
E M Ward (Etats-Unis)–Présidente de la réunion; D Germolec (Etats-Unis); M Kogevinas (Espagne); D McCormick (Etats-Unis); R Vermeulen (Pays-Bas)– Présidents de sous-groupes; V N Anisimov (Russie [empêché]); K J Aronson (Canada); P Bhatti (Canada); P Cocco (Italie); G Costa (Italie); D C Dorman (Etats-Unis); L Fu (Etats-Unis); A H Garde (Danemark); P Guénel (France); J Hansen (Danemark); M I Härmä (Finlande); K Kawai (Japon); E A Khizkhin (Russie), A Knutsson (Suède); F Lévi (Royaume-Uni); C R C Moreno (Brésil); E Pukkala (Finlande [empêché]); E S Schernhammer (Autriche et Etats-Unis); R C Travis (Royaume-Uni); M A Waters (Etats-Unis); M G Yakubovskaya (Russie); H Zeeb (Allemagne); Y Zhu (Etats-Unis); S Zienolddiny (Norvège)
Déclaration d’intérêts
Les membres du Groupe de Travail déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.
Spécialistes invités
Aucun
Représentants
Y Chen, Health & Safety Executive (HSE), Royaume-Uni; A Niaudet, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), France
Déclaration d’intérêts
Tous les représentants ne déclarent aucun conflit d’intérêt.
Observateurs
R Carel, pour l’Université d’Haifa, Israël; D Clarkson-Townsend, pour l’Université Emory, Etats-Unis; A Forrest, pour l’Union des Pompiers de Winnipeg, Canada; C E Peters, pour l’Ecole de Médecine de Cumming, Université de Calgary, Canada; M Rozenberg, pour le Centre Léon Bérard, France
Déclaration d’intérêts
A Forrest déclare que son billet d’avion et ses frais d’hôtel pour la réunion du CIRC ont été payés par l’Association des pompiers professionnels du Manitoba.
Tous les autres observateurs ne déclarent aucun conflit d’intérêt.
Secrétariat du CIRC
L Benbrahim-Tallaa; V Bouvard; W R Diver; F El Ghissassi; J Girschik; Y Grosse; K Z Guyton; A Hall; Z Herceg ; C Marant Micallef; N Olson; E G Rowan; H Rumgay; M K Schubauer-Berigan; M C Turner
Déclaration d’intérêts
Tous les membres du Secrétariat déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.
Pour le Préambule aux Monographies, lire :
https://monographs.iarc.fr/wp-content/uploads/2019/01/Preamble-2019.pdf
Pour les conflits d’intérêts, lire :
https://monographs.iarc.fr/wp-content/uploads/2019/05/124- Preliminary-list-Participants.pdf
Clause de non-responsabilité
Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne représentent pas nécessairement les décisions, les politiques ou les opinions de leurs institutions respectives.