Vol. 128 : Cancérogénicité de l'acroléine, du crotonaldéhyde et de l'arécoline

Présentation

En octobre-novembre 2020, un Groupe de travail de 20 chercheurs de dix pays différents s’est réuni par téléconférence à l’invitation du Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) pour finaliser leur évaluation de la cancérogénicité de l’acroléine, du crotonaldéhyde et de l’arécoline. L’acroléine a été classée comme « probablement cancérogène pour l’homme » (Groupe 2A) sur la base d’indications « suffisantes » de cancérogénicité chez les animaux de laboratoire et d’indications mécanistiques « fortes ». Le crotonaldéhyde et l’arécoline ont été classés comme « peut-être cancérogènes pour l’homme » (Groupe 2B) sur la base d’indications mécanistiques « fortes ». Pour ces trois agents, les indications de cancérogénicité chez l’homme étaient « insuffisantes » : absence de données pour l’arécoline, et peu de données quantitatives et qualitatives disponibles sur la cancérogénicité chez l’homme pour l’acroléine et le crotonaldéhyde. Ces évaluations seront publiées dans le Volume 128 des Monographies du CIRC1.

L’acroléine est un composé chimique produit en grande quantité, qui est utilisé dans la fabrication de nombreux produits chimiques et comme herbicide dans les systèmes de recirculation d’eau. La fumée de tabac est une source majeure d’exposition à l’acroléine dans la population générale. Les autres sources d’exposition sont les émissions provenant de la combustion de carburants, de bois et de plastiques, la pollution de l’air ambiant et la vapeur des cigarettes électroniques. L’acroléine est également produite dans les cuisines, lors de la cuisson à haute température et de la friture profonde. L’acroléine se forme également de façon endogène. Les pompiers y sont exposés dans le cadre de leur travail. L’acroléine réagit avec le glutathion et est principalement excrétée dans l’urine sous forme d’acide 3-hydroxypropylmercapturique et d’acide 2-carboxyéthylmercapturique. La cancérogénicité de l’acroléine inhalée a été démontrée chez deux espèces de rongeurs. Elle induit des lymphomes malins chez les souris B6D2F1/Crlj femelles2 et augmente l’incidence de rhabdomyomes, tumeurs rares des fosses nasales, et de carcinomes épidermoïdes (combinés) chez les rats F344/DuCrlCrlj femelles3. Aldéhyde insaturé fortement électrophile α,β (énal), l’acroléine forme facilement des adduits à l’ADN, notamment des adduits cycliques α- et γ-hydroxy-1,N2-propanodésoxyguanosine. La γ-hydroxy-1,N2-propanodésoxyguanosine a été détectée dans l’ADN de divers échantillons biologiques humains issus de poumon, foie, cerveau, muqueuse urothéliale et salive4,5. Des niveaux élevés de ces adduits à l’ADN sont observés chez les fumeurs de tabac4 et dans des cas d’inflammations chroniques. Dans des cellules de poumon humain exposées à l’acroléine, les adduits acroléine–ADN se forment en priorité sur les positions les plus fréquemment mutées du gène suppresseur de tumeur TP53 dans le cancer du poumon6. Dans les cellules primaires humaines, l’acroléine induit des cassures de brins d’ADN et la formation de liaisons transversales entre les protéines et l’ADN. Dans de nombreux systèmes expérimentaux in vitro, l’acroléine est génotoxique, induisant des cassures de brins d’ADN, des liaisons transversales entre protéines et ADN, des mutations et des altérations chromosomiques. La mutagénicité de l’acroléine a également été démontrée expérimentalement sur l’ADN plasmidique. En outre, dans les cellules primaires humaines, l’acroléine inhibe directement les protéines dans trois voies majeures de réparation de l’ADN, conduisant à l’inhibition dose-dépendante de la réparation par excision de nucléotides6, de la réparation par excision de bases et de la réparation des mésappariements. Par ailleurs, l’acroléine induit des marqueurs de stress oxydatif in vitro et in vivo, et augmente la 8-hydroxy-2′-désoxyguanosine de l’ADN de poumons de rongeurs. Elle induit également une inflammation chronique chez les rongeurs2,3. L’acroléine a une fonction immunosuppressive en modifiant la mortalité induite par les bactéries, l’activité bactéricide et la fonction immunitaire innée chez les rongeurs exposés. L’acroléine modifie la prolifération cellulaire, la mort cellulaire ou l’apport de nutriments en inhibant les gènes suppresseurs de tumeurs et en activant les proto-oncogènes dans des cultures cellulaires humaines et chez les rongeurs, et induisant l’hyperplasie et la métaplasie dans le système respiratoire des rongeurs2,3. Dans l’ensemble, il existe des indications « fortes » que l’acroléine présente plusieurs caractéristiques clés des cancérogènes, fondées sur des données obtenues avec des cellules primaires humaines et des systèmes expérimentaux et étayées par des études sur les adduits à l’ADN chez l’homme.

Le crotonaldéhyde est une substance chimique produite en grande quantité, qui est largement utilisée pour synthétiser des agents chimiques employés dans les industries pharmaceutique, chimique, du caoutchouc et du cuir, ainsi que dans la production alimentaire et l’agriculture. Dans la population générale, la fumée de tabac est une source majeure d’exposition au crotonaldéhyde. Le crotonaldéhyde se forme également lors de la combustion des carburants des véhicules et du bois, ainsi que lors du traitement thermique des denrées alimentaires. On le trouve dans les feux de cuisson, la pollution atmosphérique, la vapeur des cigarettes électroniques, certains aliments et les huiles de cuisson chauffées, et il est également formé de manière endogène. L’exposition professionnelle au crotonaldéhyde est observée chez les pompiers, les ouvriers des fours à coke, les travailleurs impliqués dans la fabrication d’aldéhydes, les garages et les péages routiers. Le crotonaldéhyde se conjugue de manière efficace avec le glutathion et est principalement excrété dans l’urine sous forme d’acide 3-hydroxy-1-méthylpropylmercapturique et d’acide 2-carboxy-1-méthyléthylmercapturique. Les indications de cancérogénicité du crotonaldéhyde chez les animaux de laboratoire sont « limitées ». Le crotonaldéhyde ajouté à l’eau de boisson entraîne une augmentation de l’incidence des adénomes et carcinomes hépatocellulaires (combinés) chez les rats F344 mâles7. Il induit également des tumeurs bénignes de la cavité nasale chez les rats F344/DuCrj mâles après exposition par inhalation. Aldéhyde insaturé fortement électrophile α,β (énal), le crotonaldéhyde forme des adduits cycliques à l’ADN ainsi que des liaisons transversales inter-brins d’ADN et entre protéines et ADN. L’α-méthyl-γ-hydroxy-1,N.-propanodésoxyguanosine a été détectée dans la salive, l’urine, le sang, les tissus mammaires, les tissus buccaux (gingivaux), le foie et le placenta humains4,5. Les taux d’adduits étaient significativement élevés chez les fumeurs de tabac4. Des adduits à l’ADN dérivés du crotonaldéhyde ont également été détectés dans des cellules humaines in vitro et chez les rongeurs. Le crotonaldéhyde est génotoxique, présentant une clastogénicité dans les cellules primaires humaines et les lignées cellulaires humaines8, et entraînant une létalité dominante et des aberrations chromosomiques chez les rongeurs, ainsi que des mutations génétiques dans les cultures de cellules de rongeurs, chez Drosophila melanogasterSalmonella typhimurium et les vecteurs plasmidiques. De plus, le crotonaldéhyde induit un stress oxydatif dans les cellules endothéliales et épithéliales bronchiques humaines et dans le poumon du rat. Le crotonaldéhyde induit également une inflammation chronique de l’épithélium respiratoire nasal chez les rats et les souris. Dans l’ensemble, il existe des indications « fortes » que le crotonaldéhyde présente plusieurs caractéristiques clés des cancérogènes, fondées sur des études dans des cellules primaires humaines et dans divers systèmes expérimentaux et étayées par des études sur les adduits à l’ADN chez l’homme.

L’arécoline est le principal composé actif de la noix d’arec, qui est « cancérogène pour l’homme » (Groupe 1)9. Au moins 10 % de la population mondiale, principalement en Asie du Sud-Est, mastique la noix d’arec pour ses légers effets psychoactifs9. L’arécoline a été utilisée en médecine comme anthelminthique et est encore appliquée sous forme de préparation de noix d’arec dans les médecines traditionnelles chinoise et ayurvédique. L’arécoline est facilement absorbée et peut être détectée dans la salive, le sang, l’urine, les cheveux et le lait maternel des personnes qui mâchent la noix d’arec. Elle est rapidement métabolisée par les monooxygénases contenant des flavines humaines et est excrétée sous forme d’acides mercapturiques. Les N-nitrosamines, classe d’agents cancérogènes métaboliquement activés en agents alkylants, sont formées par la réaction de l’arécoline avec le nitrite de sodium et ont été identifiées dans la salive des mâcheurs de noix d’arec. Il existe des indications « limitées » de cancérogénicité de l’arécoline chez les animaux de laboratoire. Dans deux études de gavage chez la souris, l’arécoline a augmenté l’incidence des tumeurs en général9. Dans des études de co-cancérogénicité, des tumeurs malignes de l’œsophage chez la souris et des tumeurs bénignes de l’œsophage et de la langue chez le rat ont été induites par l’arécoline. Il existe des indications « fortes » dans les études sur les cellules primaires humaines et divers systèmes expérimentaux que l’arécoline présente des caractéristiques clés des cancérogènes. L’arécoline est un ester insaturé fortement électrophile α,β. Elle est génotoxique et induit des cassures de brins d’ADN, la formation de micronoyaux, des aberrations chromosomiques et des échanges de chromatides sœurs dans des cellules primaires humaines et en culture10,11. L’arécoline induit des lésions chromosomiques dans d’autres systèmes expérimentaux, tant in vitro qu’in vivo, et induit des mutations génétiques in vitro dans des cellules de mammifères et dans des bactéries. L’arécoline modifie le spectre des mutations dans un essai de mutation sur des souris transgéniques. Les métabolites de l’arécoline, l’arécaïdine et l’arécoline-N-oxyde, sont également génotoxiques. Dans les lignées cellulaires humaines in vitro, l’arécoline modifie la réparation de l’ADN11.L’arécoline induit également un stress oxydatif dans les cellules primaires humaines et dans divers systèmes expérimentaux.

Nous déclarons n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Monographies du CIRC, Groupe de travail du Vol. 128

Centre international de Recherche sur le Cancer, Lyon, France

Lancet Oncol 2020

Article en anglais publié en ligne le 26 novembre 2020

https://doi.org/10.1016/ S1470-2045(20)30727-0

Pour plus d’informations sur les Monographies du CIRC, voir https://monographs.iarc.who.int/fr/

Prochaines réunions

22 février–5 mars 2021, Volume 129 : Violet de gentiane, violet leucogentiane, vert malachite, vert leucomalachite, et indice de couleur bleu direct 218218

5–12 octobre 2021, Volume 130 : 1,1,1-Trichloroéthane, hydrazobenzène, N-méthylolacrylamide, diphénylamine et isophorone

Membres du Groupe de travail de la Monographie du CIRC

MM Marques (Portugal) – Président de la réunion ; FA Beland (Etats-Unis) ; DW Lachenmeier (Allemagne) ; DH Phillips (Royaume-Uni) – Présidents de sous-groupes ; FL Chung (Etats-Unis) ; DC Dorman (Etats-Unis) ; SE Elmore (Etats-Unis) ; SK Hammond (Etats-Unis) ; S Krstev (Serbie) ; I Linhart (République tchèque) ; AS Long (Canada) ; D Mandrioli (Italie) ; K Ogawa (Japon) ; JJ Pappas (Canada) ; JM Parra Morte (Italie) ; G Talaska (Etats-Unis) ; MS Tang (Etats-Unis) ; N Thakur (Inde) ; M van Tongeren (Royaume-Uni) ; P Vineis (Royaume-Uni).

Déclaration d’intérêts

Les membres du Groupe de travail déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Spécialistes invités

Aucun

Représentants

J Stanek, Agence de protection de l’environnement des Etats-Unis (Etats-Unis) ; I Zastenskaya, Centre européen de l’OMS pour l’environnement et la santé (Allemagne)

Déclaration d’intérêts

Les représentants déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Observateurs

Aucun

Secrétariat du CIRC

L Benbrahim-Tallaa ; F Chung ; S Das ; F El Ghissassi ; Y Grosse ; KZ Guyton (Responsable) ; M Korenjak ; B Lauby-Secretan ; Y Liu ; H Mattock ; D Middleton ; A Miranda-Filho ; MK Schubauer-Berigan ; E Suonio ; FR Talukdar ; MC Turner ; S Vega ; J Zavadil

Déclaration d’intérêts

Les membres du Secrétariat déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Pour le Préambule aux Monographies du CIRC, se référer à : https://monographs.iarc.fr/wp-content/uploads/2019/07/Preamble-2019.pdf

Pour les déclarations d’intérêts faites au CIRC, se référer à : https://monographs.iarc.fr/wp-content/uploads/2019/11/Short-list-of-participants_128.pdf

Clause de non-responsabilité

Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne représentent pas nécessairement les décisions, la politique ou les points de vue de leurs institutions respectives.

 

L’autorisation pour la traduction des documents « Questions et Réponses » et « Infographie » pour la Monographie Volume 128 – Cancérogénicité de l’acroléine, du crotonaldéhyde et de l’arécoline a été accordée en 2021 par le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC), qui reste le détenteur des droits d’auteur de la version originale.

L’autorisation de traduction en français a été accordée par le détenteur des droits d’auteur au Centre Léon Bérard, qui détient les droits de la traduction et est seul responsable de celle-ci.

Les conditions d’utilisation des contenus produits par le CIRC sont disponibles ici.

Lire Questions et Réponses (Q&R) (Version française)

Voir Infographie (Version française)

    Références

    1. International Agency for Research on Cancer. Volume 128: Acrolein, crotonaldehyde, and arecoline. IARC Working Group. Lyon, France; Oct 29–Nov 13, 2020; IARC Monogr Identif Carcinog Hazards Hum (sous presse).

    2. Japan Bioassay Research Center. Summary of inhalation carcinogenicity study of acrolein in B6D2F1 mice. Kanagawa: Japan Organization of Health and Safety, 2016.

    3. Japan Bioassay Research Center. Summary of inhalation carcinogenicity study of acrolein in F344 rats. Kanagawa: Japan Organization of Health and Safety, 2016.

    4. Nath RG, Ocando JE, Guttenplan JB, Chung FL. 1,N2-propanodeoxyguanosine adducts: potential new biomarkers of smoking-induced DNA damage in human oral tissue. Cancer Res 1998; 58: 581–84.

    5. Chen HJ, Lin WP. Quantitative analysis of multiple exocyclic DNA adducts in human salivary DNA by stable isotope dilution nanoflow liquid chromatography-nanospray ionization tandem mass spectrometry.Anal Chem 2011; 83: 8543–51.

    6. Feng Z, Hu W, Hu Y, Tang MS. Acrolein is a major cigarette-related lung cancer agent: preferential binding at p53 mutational hotspots and inhibition of DNA repair.Proc Natl Acad Sci USA 2006; 103: 15404–09.

    7. Chung FL, Tanaka T, Hecht SS. Induction of liver tumors in F344 rats by crotonaldehyde. Cancer Res 1986; 46: 1285–89.

    8. Dittberner U, Eisenbrand G, Zankl H. Genotoxic effects of the alpha, beta-unsaturated aldehydes 2-trans-butenal, 2-trans-hexenal and 2-trans, 6-cis-nonadienal. Mutat Res 1995; 335: 259–65.

    9. International Agency for Research on Cancer. Personal habits and indoor combustions. Volume 100 E. A review of human carcinogens. IARC Monogr Eval Carcinog Risks Hum 2012; 100: 1–538.

    10. Kevekordes S, Spielberger J, Burghaus CM,et al. Micronucleus formation in human lymphocytes and in the metabolically competent human hepatoma cell line Hep-G2: results with 15 naturally occurring substances. Anticancer Res 2001; 21: 461–69.

    11. Tsai YS, Lee KW, Huang JL, et al. Arecoline, a major alkaloid of areca nut, inhibits p53, represses DNA repair, and triggers DNA damage response in human epithelial cells. Toxicology 2008; 249: 230–37.

Auteur : Département Prévention Cancer Environnement, Centre Léon Bérard

Relecture : Groupe des Monographies du CIRC, Groupe Communication du CIRC

Mise à jour le 07 nove. 2023

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